P comme Paressse

« Ne pas dire un mot de toute la journée, ne pas lire le journal, ne pas entendre la radio, ne pas écouter de commérages, s’abandonner absolument, complètement à la paresse, être absolument, complètement indifférent au sort du monde, c’est la plus belle médecine qu’on puisse s’administrer » (Henry Miller)
Vice ou vertu? Dans notre société où « le temps, c’est de l’argent », la flemme a plutôt une réputation d’enfer! Difficile également de lui faire une place dans le traintrain quotidien, surchargé au point que la moindre minute creuse est vécue comme culpabilisante. Pourtant, la paresse revient au goût du jour. Quoi de plus normal alors que le dieu travail et la sainte trinité « productivité – compétitivité – rentabilité » démontrent leurs limites. Le temps est venu de souffler, lâcher prise, vagabonder, respirer, tout simplement vivre. Alors, bullez, mais bullez bien! Non pour fuir, mais pour retourner à l’essentiel. S’éloigner un instant du bruit du monde pour mieux revenir.
Tu paresses, il paresse, vous paressez, ils paressent… Mais surtout pas moi! C’est un peu le sens des témoignages recueillis, tant il est vrai que souffler, ne serait-ce que quelques minutes dans le canapé, alors qu’il y a encore les devoirs à réviser, le panier de linge à repasser, les papiers à ranger, la vaisselle en rade – et j’en passe – est souvent vécu, surtout par les femmes, non comme un moment de plénitude, mais comme une torture mentale. Dans ce cas, la paresse rime plutôt avec stress que délassement! Pourtant, farniente, nonchalance, rêverie et autre inactivité ne cessent de démontrer leurs bienfaits sur le corps et l’esprit…
Comment paressez-vous ?
Quelle drôle d’idée d’écrire sur la paresse… C’est paradoxal ; je ferais mieux d’aller paresser! Oui, mais je dois travailler. Il faut avouer que « paresser » est un mot incongru, voire inconnu dans notre vocabulaire. « Si je m’arrête pour paresser que vont penser mon mari et mes deux enfants? Si cette envie me vient, je ne peux m’empêcher de penser intérieurement : ‘Suis-je à la hauteur de leur amour? ’. Non, sincèrement, c’est impossible », affirme, péremptoire, Sandra, 35 ans, qui travaille…à la maison. « Je n’aime pas dire que je ne travaille pas ou que je suis femme au foyer. C’est un vrai job de rester à la maison. J’ai l’occasion de prendre des moments pour moi, mais croyez-moi je trouve toujours de quoi m’occuper utilement! Quand je travaillais, je me disais ‘Quand j’arrêterai, j’irai me balader dans la nature pour penser, rêver et je m’occuperai de moi’… Au contraire, j’ai l’impression d’avoir encore moins de temps pour respirer! ».
Il est vrai que c’est un cercle vicieux : plus on en fait, plus on découvre de choses à faire et plus on se sent obligé de les faire. Pourtant, il faut bien avouer que malgré tous les efforts, il reste toujours des (pseudo?) obligations en attente… Pourquoi se priver alors de quelques instants de paresse ? Qui vous rendront de toute façon plus efficace, plus disponible, plus sereine pour la suite des événements. Chantal a 49 ans. Maman de Charlotte, 14 ans, elle travaille au service promotion d’une maison de distribution de films. Elle reconnaît l’importance de souffler, mais confie qu’elle n’arrive pas à s’arrêter… « Je culpabilise, car il y a toujours quelque chose à faire. C’est la routine de la vie qui empêche les moments de paresse. Si je stoppe, je me dis qu’il y a une machine pleine de linge à lancer ou ces papiers administratifs à classer… Je me mets dans le canapé à 22 h/22h30. Là encore je me sens coupable si je ne fais pas une activité qui m’apporte quelque chose, alors je lis le journal et ce qui est important à mes yeux : actualité, social, culturel, politique. Même prendre du temps libre pour aller au cinéma demande une organisation en amont, comme penser à ce que ma fille va manger. Mon compagnon m’aide, mais il y a des choses qu’il fait mieux que moi. Du coup, nous nous partageons les tâches. Famille et travail à temps plein ne permettent pas de lâcher! Beaucoup de mes jeunes collègues l’ont compris. Elles gardent une demi-journée ou une journée pour elles par semaine. Ce n’est pas qu’elles ne font rien, mais elles font tout ce qu’elles n’ont pas le temps de faire autrement. Cela leur permet de respirer un peu plus les autres jours. Le week-end, il m’arrive parfois de prendre du temps pour moi. Je vais au cinéma ou je vais dans la nature… C’est mon ressourcement. Mais, je ne peux absolument pas imaginer ne rien faire ou faire la sieste, sauf si je suis malade. »
Marie-Claire, elle, a du passer par un grand couac de santé pour prendre conscience de l’importance de ces temps de pause. À 45 ans, elle « relativise la productivité ambiante», comme elle dit. « Je suis analyste financière, mais aussi épouse, maman et femme d’intérieur. Comme beaucoup de femmes, j’avais un emploi du temps de ministre! Résultat : ma santé a lâché. Douze mois de recul et de repos obligatoires, mais aussi le fait d’envisager la mort, ont radicalement changé ma façon de vivre. En fait, avant, je ne vivais pas (silence). Je me gavais d’activités et je me mettais non-stop la pression. Ramener des dossiers le week-end, préparer des repas compliqués, veiller à ce que tout soit toujours nickel ; personne ne me le demandait! J’ai compris que j’étais seule responsable de cette agitation et de ce perfectionnisme. Maintenant, j’ai non seulement ralenti le rythme, mais j’ai aussi instauré plusieurs rituels « paresseux », où je me retranche du monde. Je pars deux jours par trimestre, seule, me mettre au vert (thalasso, marche…). Je fais également la sieste tous les week-ends. Je médite 15 minutes chaque matin. Enfin, je prends une demi-heure pour moi en rentrant du travail, où je reste dans le canapé à rêver thé à la main, je prends un bain, ou je fais un tour dans le jardin… Mon mari et les enfants le savent ; il ne faut surtout pas me déranger à ce moment-là et ils l’acceptent très bien. Je me garde aussi de concocter des plannings blindés et de tout prévoir ; ça laisse la place à l’imprévu et au rêve. Dommage qu’il ait fallu que je frôle la mort pour comprendre ça… Et je peux vous dire que ces quelques moments de pause m’ont enlevé bien du stress, mais pas d’efficacité! »
Un péché?
Inutile de dire que des 7 péchés capitaux, c’est le plus paradoxal. Dieu n’a-t-il pas créé le travail comme une malédiction? Adam, chassé du paradis, s’est vu contraint de gagner sa croûte de pain à la sueur de son front… Toujours est-il que, depuis la révolution industrielle, le travail s’est instauré comme une vertu ; « la » valeur de référence d’une société, dite civilisée. Un cycle infernal du produire/consommer qui pousse l’homme à toujours « plus » : plus travailler, plus dépenser… et donc encore plus travailler! Le résultat n’est pas joli- joli : stress, mal-être et perte de repères.
L’agitation à tout prix a encore valeur de reconnaissance sociale et l’inactivité, malheureusement trop souvent subie, est considérée comme marginale. D’ailleurs, peut-être que s’agiter fait taire les peurs existentielles ; angoisse du chômage, de la vieillesse, de la mort? C’est une façon de se sentir « plus que vivant ». Tel un délit de fuite ; une manière d’oublier les questions fondamentales. Même les temps libres ne le sont plus, car tout aujourd’hui est « activisé », même les loisirs. Faut-il rappeler que l’étymologie du mot « vacances » renvoie à « vacant » : vide… Quant à l’apprentissage des tout-petits, air du temps oblige, il donne aussi dans la vitesse et le bannissement de la paresse. Bienvenue aux bébés savants qui « speak english » et surfent sur le Web! D’après le Docteur de Leersnyder, auteur de « Laissez-les faire des bêtises » (éd. Robert Laffont), pour l’enfant brusqué dans son apprentissage, « lorsque viendra le moment, non pas de répéter comme un perroquet ce qu’il a glané à droite et à gauche, mais d’avoir une pensée personnelle, fondée sur la réflexion, il sera sec comme un vieux roseau dans un marais sans eau ».
Plus de place pour l’ennui
Or, c’est le ferment de l’imagination, de la réflexion et de la créativité. Un koan zen dit : « tu t’agites, tu t’agites, mais tu ne fais rien »… Là est toute la différence entre « ne faire rien » et « ne rien faire ». Ne faire rien, c’est ne pas entrer dans la vie en profondeur. L’agitation soulève du vent. L’action n’a alors pas de valeur ni d’épaisseur. C’est glisser sur la surface des choses. Jean-Louis Servan-Schreiber, dans « L’art du temps » (éd. Fayard) met en garde « Ceux qui se croient efficaces parce qu’ils sont débordés, mais ne prennent pas le temps de réfléchir ». Alors que par la paresse élue, l’oisiveté choisie, c’est-à -dire le « rien faire » – pour un moment! – c’est se rapprocher de soi, écouter enfin la petite voix intérieure qui peut s’infiltrer dans notre agenda surchargé. C’est retrouver un calme essentiel, cet espace de tranquillité au centre de nous-mêmes, qui nous permettra ensuite d’être plus efficaces et plus clairvoyants, plus présents au monde et à nous-mêmes.
Le temps retrouvé, c’est voler une minute d’éternité. C’est « être » tout simplement. Pour soi et pour l’autre. « La paresse est nécessaire. Il faut la mêler à sa vie pour prendre conscience de la vie », professe l’écrivain Jacques Chardonne. Alors, déculpabilisez : p-a-r-e-s-s-e-z ! Mais ce n’est pas si simple que ça… À la paresse, il faut laisser assez d’espace pour qu’elle ait envie de reprendre sa juste place au creux de nos vies frénétiques, mais pas trop pour éviter qu’elle ne se transforme en dépression. Bref, c’est un art qui exige de la subtilité. D’après l’écrivain-poète Christian Bobin : « C’est un métier très difficile, il y a très peu de gens qui sauraient bien le faire, qui sauraient ne rien faire »…
Le yin et le yang de nos rythmes vitaux
L’inspiration, l’expiration. Le jour, la nuit. Entre les contraires, il y a toujours un passage, un sas, un instant de passivité, une sorte de petite mort, pleine de vie ; par exemple lorsque l’air est bloqué un micro instant dans les poumons, ou quand survient l’heure bleue, où tout se tait. À l’image des cycles naturels qui alternent, il est normal que action et inaction cèdent la place l’une à l’autre, à tour de rôle. Elles n’existent que l’une par rapport à l’autre. Elles se nourrissent mutuellement. Ainsi, Napoléon (grand amateur devant l’éternel de la sieste flash), prenait toujours soin, après et avant une nouvelle action, de se placer en retrait et de faire la sieste, pour prendre une décision, en-dehors de toute impulsivité (d’accord, ça ne lui a pas toujours réussi!).
Pour Véronique Blondeau-Gourdon, psychothérapeute : « L’homme est fait pour l’action, il est doté de mouvement. Mais pour l’action juste. C’est différent de l’agitation. Mais l’homme vit dans les excès. L’action juste nécessite une forme d’attention, sans tension. Et il n’est pas judicieux de passer des activités, au sommeil, sans arrêt sur soi, sans prendre soin de l’être ». Il n’est donc pas naturel de courir toute la journée, toute l’année ronde, comme nous le faisons actuellement. C’est tourner le dos à nos rythmes vitaux. Tant psychologiquement que physiologiquement, nous avons besoin de libérer régulièrement la tension accumulée avec le stress. La détente en profondeur permet à l’organisme de revenir à un équilibre, qui améliore les fonctions vitales et intellectuelles. L’esprit est en alerte, mais calme et tranquille. Paresser, c’est donc aussi être en forme (voilà qui va en rassurer quelques uns!). De quoi donner raison à Jean Giono qui disait que « la mort attrape d’abord ceux qui courent ». Action/inaction… À chacun de trouver le juste équilibre entre tranquillité et activité ; sa voie du milieu.
La paresse, source d’éveil
En conclusion, on peut dire que la paresse, plutôt que de provoquer l’endormissement, suscite l’éveil. Ne rien faire en apparence, c’est inviter l’intérieur à grouiller. C’est une manière de faire fleurir son jardin secret, d’y tailler des allées, d’enlever les mauvaises herbes. Bref, de se recentrer ; ce qui est impossible dans l’agitation. L’oisiveté temporaire est une source d’attention à soi, au monde, aux idées, d’une richesse absolue. Marguerite Duras disait « le temps perdu est le temps de l’écriture ». On en vient au versant spirituel, dans lequel le non-agir = sagesse. Contemplation et méditation prennent appui sur ces temps de « vide », qui enrichissent la vie intérieure. En toute vigilance.
Prenons, par exemple, la méditation zen et son assise silencieuse et absolument (en apparence !) immobile : c’est dans cet espace libre que viennent se nicher les idées, les visions. Tout le contraire de l’endormissement ! C’est rejoindre le noyau calme et immuable du monde. Un effet tangible au niveau physiologique, puisqu’un électroencéphalogramme pratiqué durant la méditation démontre une activité plus cohérente des deux hémisphères et, donc, une meilleure qualité d’éveil et de présence. Ainsi, les temps morts sont-ils pleins de vie. Sachons les cultiver ; c’est tendance, peut-être, mais c’est avant tout vital ! Laissons le mot de la fin à Véronique Blondeau-Gourdon : « La juste paresse, c’est la capacité de sentir que dans le vécu de l’être, il y a plus à éprouver, qu’à prouver. C’est se re-poser ».
Enfants : utile inactivité
Etty Buzyn, psychothérapeute, dénonce le fait qu’aujourd’hui l’enfant, dès son plus jeune âge, est considéré comme une grande personne, avec un planning digne d’un adulte. La course à la performance commence dès le berceau. De cours en ateliers, de jeux éducatifs en lectures imposées, les parents en voulant « le meilleur » pour leur progéniture les gavent de leurs propres rêves et frustrations. L’enfant a besoin de temps vraiment libres et d’inactivité pour rêver, s’amuser et même s’ennuyer. Des temps morts où il se construit, développe son imaginaire et ses propres ressources. Un chemin d’autonomie qui lui permettra d’apprendre à gérer lui-même son temps, pour éviter qu’il ne reste un éternel adolescent, incapable de se confronter au monde. « C’est grâce à l’imaginaire que l’on peut s’adapter, innover, créer, inventer face à une situation inconnue ». Cela ne signifie pas qu’il faille laisser l’enfant livré à lui-même! L’adulte doit être disponible, mais sans intervenir à tout bout de champ. Il faut qu’il y ait équilibre entre rêve et réalité, imaginaire et concret. Ainsi, un ado qui reste des heures sur son lit, les yeux rivés au plafond, peut aussi être le signal d’une dépression.
Comme on fait son lit…
Du lit sacré de nos ancêtres -où ils naissaient, perdaient leur pucelage, accouchaient et mourraient- on est passé au lit à vivre. Le lit est devenu un lieu de vie, pour toute la famille. Et pas seulement de nuit ! On y dort et on y fait l’amour – « banal », d’accord -, mais aujourd’hui, en outre, on y paresse, on y lit, on y téléphone, on y mange, on y regarde la télévision, on y surfe sur Internet (on y fait même ses courses), voire on y travaille. Ce « meuble monumental », dont parlait Baudrillard, a varié ses mensurations, en même temps qu’il gagnait en sociabilité : fini le lit-autel inaccessible, il a perdu dix centimètres de hauteur et culmine environ à 50 centimètres du sol, quand il ne flirte pas avec le plancher des vaches. Et, évidemment, il s’est allongé à deux mètres et élargi pour accueillir toute la petite famille et les innombrables activités : 160, voire 180 centimètres de large. Bref, le lit est devenu un abri, un nid où l’on se retranche. Un peu de douceur dans ce monde de brutes…Â
Quand la paresse devient pathologie
N’avoir envie de rien, c’est avoir perdu jusqu’au goût de ne rien faire, pour le plaisir. Si la paresse se vit dans l’ennui constant et le malaise, c’est peut-être le signe d’une dépression, ou d’une maladie. Il est donc impératif de consulter. Tout comme s’endormir partout, à tout moment, peut être le symptôme de la narcolepsie.
Plantes et paresse
Les vertus des plantes ne sont plus à démontrer. Elles peuvent soutenir vos moments de paresse et de relaxation intense. Tisanes : camomille (déstressante), valériane (calmante), lavande (contre l’anxiété), le thym (contre les tensions nerveuses), scutellaire (antistress, contre les angoisses), mélisse (relaxante), houblon (détente),… Pensez aussi aux compresses relaxantes (camomille, romarin,…). Bienfaisant bain aux huiles essentielles : au choix, lavande, rose, géranium, orange douce, ylang-ylang… Détente assurée ! Et évidemment, divin massage (attention, la plupart des d’huiles essentielles doivent être diluées avant d’être appliquées sur la peau ou dans le bain. Demandez conseil !)
Carine Anselme
Bibliothèque du paresseux bienheureux
Le droit à la Paresse, Paul Lafargue (le gendre de Karl Marx!), éd. Mille et Une Nuits – Eloge du repos, Paul Morand, éd. Arléa – Une apologie des oisifs, Robert Louis Stevenson, éd. Allia – L’apologie de la paresse, Clément Pansaers, éd. Allia – Apprendre à Vivre, Sénèque, éd. Arléa – La paresse comme vérité effective de l’homme, K. Malevitch, éd. Allia – Petits plaisirs de la paresse, collectif, éd. Autrement – Du sommeil & autres joies déraisonnables, Jacqueline Kelen, éd. La Renaissance du Livre – Du bon usage de la lenteur, Pierre Sansot, éd. Payot – La lenteur, Milan Kundera – L’art de la sieste, Thierry Paquot, éd. Zulma. Papa, maman, laissez-moi le temps de rêver, Etty Buzyn, éd. Albin Michel