Oser changer de vie!
«Soyez passant», nous conseille Jean-Yves Leloup. Il faut dire qu’en ces temps de bouleversements économiques, l’idée de larguer les amarres et de trouver un nouvel équilibre fait son chemin. Changer de vie: qui n’en a pas rêvé? Mais qui n’en a pas eu peur, non plus?… Si la vie est mouvement, ces virages, désirés ou forcés, sont délicats à négocier. Alors, pourquoi et comment faire le grand saut dans l’inconnu? Voici des pistes pour (bien) passer le cap.
«Je travaillais de longue date comme juriste dans une multinationale. Quand il y a eu restructuration et que j’ai su que je faisais partie de la charrette, j’ai été un temps sur le fil. J’aurais pu pleurer sur mon sort et sombrer, ou en profiter pour accéder à mon rêve. Après un moment de forte tension, j’ai suivi un apprentissage et je suis devenue maçon dans l’éco-construction, contre l’avis de mon entourage, mais soutenue par mon compagnon. Je me sens revivre, avec la satisfaction suprême de me sentir en accord avec ce que je suis, au plus profond de moi-même», partage Irène, qui a choisi un secteur en expansion, ayant bien besoin de mains…même féminines!
C’est que «ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser»: crise sur tous les fronts oblige, plus que jamais rien n’est acquis. Face au mal-être de notre époque dangereusement mouvante nombreux sont ceux à vouloir ou devoir se remettre en question et repenser leur axe existentiel. Un récent sondage, mené par Openway pour nos confrères du Figaro Magazine, révélait que 79% des Français rêvent de changer de vie, dont une majorité de femmes! Comme l’écrit Daniel Pennac, «quand on ne peut pas changer le monde, il faut changer le décor». À l’aube de cette nouvelle décennie, nous sommes tous des «mutants»!
Une vie kaléidoscope
Ce désir intime et universel de larguer les amarres vient donc souligner le malaise général, mais il exprime aussi notre quête de sens actuelle, signe d’une vraie vitalité -le désir de mordre la vie à pleines dents- et d’une soif de réalisation personnelle, qui n’a plus rien à voir avec le culte de la performance. C’est que le changement est diablement tonifiant, même s’il s’avère aussi bouleversant, au sens propre et figuré! Ce phénomène des «bifurcations biographiques», comme disent les sociologues, a toujours existé. Cependant, il scandait autrefois des étapes naturelles de l’existence (entrée dans la vie professionnelle, la quarantaine, la retraite…) ou était le fait de personnes à la marge, à l’instar des hippies partis élever des chèvres dans le Larzac durant les seventies.
Aujourd’hui, ce phénomène prend de l’ampleur, poussé dans le dos par la crise et l’inconstance de notre époque, mais aussi par une complexification de nos existences et une longévité accrue (doublée du mythe de l’éternelle jeunesse). Nous vivons plusieurs vies en une. Et il n’est plus rare, de nos jours, de larguer les amarres à tout âge. Ainsi, connaissons-nous tous autour de nous des aspirants au changement de cap ou des pionniers des temps modernes, partis conquérir de nouveaux rêves. Des avocats se lancent dans le maraîchage bio, des secrétaires deviennent infirmières, des traders entrent dans les ordres…et des moines se convertissent en hommes d’affaires, des fonctionnaires ouvrent des gîtes, des sexagénaires se mettent à leur compte, des cadres lancent des ateliers de cuisine, etc.
Change de ciel, tu changeras d’étoiles*
Aller de tout son être vers sa vérité intérieure: telle est la quête commune à celles et ceux qui changent de vie, qui changent de voie. Car les changements, même contraints, peuvent être une opportunité de se rapprocher de ses désirs et de se révéler à soi-même. De repeindre sa vie à l’aune de ses aspirations profondes. Dans la pensée chinoise, l’idée de crise, de mouvement s’associe d’ailleurs à l’idée de chance à saisir.
«Quand mes enfants ont été grands, j’ai senti que je passais à une nouvelle étape et que j’aspirais à autre chose: me consacrer au bonheur et à la quête de sens des êtres, dans cette société qui tourne à l’envers. Alors, avec l’assentiment de ma famille, je suis devenue moniale dans la tradition bouddhiste, et jamais je ne me suis sentie aussi épanouie», partage Christine, ex-mère au foyer, lumineuse dans son habit safran. Même si elle reconnaît en avoir bavé pour concrétiser son rêve et avoue qu’il lui manque certaines choses de son ancienne existence (notamment la vie culturelle), jamais elle ne referait le trajet en sens inverse. Tout désiré que soit le changement, il ne faut pas oublier que tourner la page contient aussi une part de renoncement.
Nous sommes tous gens du voyage…
«…Et ce voyage est la vie. Nous traversons l’un après l’autre des pays où les perspectives et les aventures ne se comparent pas entre elles, où change jusqu’à la perception que nous avons des êtres, des choses, du temps et de l’espace», écrivait Christiane Singer. De la naissance à la mort, notre vie coule d’étape en étape, imposant leur lot de changements et de remises en question. Un maelström parfois salutaire.
«Quand on m’a diagnostiqué un cancer, je me sentais mal dans ma vie depuis longtemps et j’étais en plein divorce. Cette maladie, où j’ai vu la mort de près, a été une renaissance. Je me suis mise à faire tout ce dont je rêvais et que j’avais enfoui, pensant mener raisonnablement ma vie de femme et de mère. J’ai réduit mon travail à mi-temps et j’ai commencé la musique et le chant. Aujourd’hui, avec mon groupe polyphonique, nous faisons de nombreux spectacles et je me sens plus que vivante. Même si nous menons une existence plus simple, les enfants me disent qu’ils préfèrent cette vie-là », explique Violène, dont la métamorphose se voit physiquement.
D’instant en instant, d’étape en étape, notre existence n’est donc que traversées, entre petites morts et renaissances. Donc inévitables deuils. À l’articulation de ces passages, que de portes à fermer et d’autres à ouvrir! «J’ai appris à vivre la transformation incessante. C’est d’une grande turbulence», reconnaît Fabienne Verdier, artiste chercheuse d’absolu.
Et si nous maîtrisions le lâcher-prise?
La vie est un cheminement, fait de croisements, de pages à tourner et de caps à prendre. La difficulté surgit notamment quand nous nous attardons à une étape, avec laquelle on ne se sent plus en accord, et que nous nous cramponnons aux bords du connu pour éviter le vertige de l’inconnu. Pourtant, nous sommes des êtres d’évolution, de progression. Aller de l’avant et muer fait partie de nous, depuis notre venue au monde.
La transformation est essence de vie elle-même. Il n’y a qu’à regarder la nature… Cela exige de nous un double mouvement qui semble paradoxal: être pleinement conscient du changement à l’œuvre et lâcher prise. Soit agir dans le non-agir! «C’est ce que les maîtres taoïstes appellent la maîtrise du lâcher-prise», partage Fabienne Verdier, dont toute la peinture manifeste ce défi. C’est au moment où nous ouvrons symboliquement les bras à la nouveauté et à ce qui advient, que nous nous reconnectons à l’élan vital. Au mouvement naturel de la vie, qui est changement et créativité infinie.
Au final, tourner des pages et larguer les amarres nous permet de construire notre identité, notre spécificité, au fil du temps et des métamorphoses. Pour passer, peu à peu, du désir au plaisir de changer. Et, ainsi, se réaliser. Pour Flore, ex-mathématicienne devenue…artisan tapissière: «Rêver sa vie, c’est bien, mais vivre ses rêves, c’est beaucoup mieux.» Alors, action!
Carine Anselme & Eve François
*Proverbe corse