TOKUSAN, Chou de diamant par Luc Boussard
« Quelque profonde que puisse être notre connaissance des idées abstruses, c’est comme un cheveu dans l’immensité du vide. Aussi grande que soit notre expérience des choses de ce monde, c’est comme une goutte d’eau jetée dans un abîme insondable. »
L’histoire du zen et aussi riche et mystérieuse que l’expérience même du zen. Partons en Chine, à l’époque dite de « l’âge d’or » du zen. Allons à la rencontre de TOKUSAN surnommé Chou de diamant (780-867)… Érudit célèbre, spécialiste du Kongo kyo (Sutra du diamant), devint disciple de Ryutan, brûla ses livres. Passa 30 ans dans la solitude avant d’accepter la direction d’un temple où il se consacra à l’éducation de ses disciples par « le cri et le bâton ». Un des épisodes marquants de sa vie : Sa rencontre avec la vieille femme qui lui montre que son érudition ne sert à rien et le guide vers son maître Ryutan. Voici cette histoire contée par Luc Boussard.
Contemporain de Tozan, de Joshu, d’Obaku et d’Isan, maître de Seppo, qui est à l’origine des écoles Unmon et Hogen (1), et de Ganto, dont le cri de mort allait gravement perturber Hakuin quelque mille ans plus tard (2), Tokusan appartient à l’époque du zen que John Wu a qualifié d’ « âge d’or ». Il régnait alors dans la Chine des Tang une atmosphère d’intense spiritualité ; moines et chercheurs de toutes obédiences, taoïstes, confucianistes, bouddhistes de l’école du nord et de l’école du sud sillonnaient les routes, allant de temple en temple et se livrant à de virulentes joutes oratoires (mondo*, ou combat dharmique). Tokusan appartenait à l’origine à l’école vinaya*, très formaliste et attachée à la règle. C’était un érudit de grand renom et les innombrables conférences qu’il avait prononcées sur le Kongo kyo (Sutra du diamant) lui avaient valu le surnom de « Chou de diamant ».
Le succès du zen de l’école du sud, qui enseignait « cet esprit même est Bouddha » et se transmettait « de coeur à coeur » une connaissance intuitive, une expérience intime « indépendante de la lettre et des mots », déchaîna sa colère. « Voilà que ces petits démons du sud se targuent d’indiquer directement l’esprit de l’homme », s’écria-t-il, « de voir la nature de soi et d’atteindre immédiatement l’état de Bouddha ! Je vais faire une descente dans leurs antres et leurs cavernes et exterminer toute leur race afin de répondre à la bonté du Bouddha. » (3)
Chargeant sur son dos tous ses commentaires du Sutra du diamant, il se mit en route et traversa la Chine pour mener à bien sa croisade. Un jour qu’il était fatigué et affamé, il s’arrêta au bord du chemin pour acheter à une vieille femme des gâteaux de riz appelés « rafraîchisseurs de l’esprit ». La vieille femme, le voyant si chargé, lui demanda ce qu’il transportait. « Les commentaires du Sutra du diamant », répondit-il avec une certaine suffisance, « mais cela ne vous concerne pas, donnez-moi mes gâteaux. » « Je vous les donnerai », dit la marchande, « si vous satisfaisez ma curiosité : n’est-il pas écrit dans le Sutra du diamant que l’esprit du passé est insaisissable, et que ceux du présent et du futur le sont tout autant ? Quel esprit Votre Révérence a-t-elle donc l’intention de rafraîchir ? » Ne trouvant rien à répondre, Tokusan demanda à son interlocutrice s’il y avait dans les parages un homme compétent dans l’enseignement du zen. Elle l’aiguilla vers maître Ryutan.
Ayant obtenu une entrevue avec le maître, il lui dit : « Ryutan (ryu, dragon, tan, lac) est très célèbre, et pourtant je ne vois ici ni lac ni dragon. » À quoi le maître répondit « Vous voyez Ryutan de vos propres yeux. » Tokusan jugea l’homme suffisamment intéressant pour qu’il vaille la peine de rester quelque temps à ses côtés. Il accepta donc l’hospitalité du temple, balayant avec application et ratissant le jardin. Mais c’était un homme impatient, qui voulait toujours en découdre et harcelait Ryutan pour obtenir des explications sur l’enseignement. Un soir qu’il était dans la chambre du maître celui-ci lui dit : « Il est tard, pourquoi ne rentrez-vous pas dormir ? » Tokusan salua et se retira, mais la nuit était épaisse et il revint demander une lanterne. Ryutan en alluma une et la lui tendit, mais juste au moment où le disciple allait la saisir, le maître souffla la flamme. Dans l’obscurité Tokusan trouva la lumière et s’écria « je ne douterai plus de la parole du vieux moine vénéré partout sous le soleil. »
Le lendemain, Tokusan prit tous ses livres, en fit une pile dans la cour du temple et y mit le feu en prononçant les paroles citées en exergue. Puis, toujours aussi impulsif, il tourna les talons et alla vivre dans la solitude. Mais il revint auprès de Ryutan et passa trente années à ses côtés avant de fonder son propre monastère, où il mit au point une méthode d’éducation restée très célèbre, le bokatsu, de bo, bâton et katsu, cri. Le bâton y occupait une large place, comme en atteste la formule par laquelle Tokusan la résumait : « trente coups si tu parles, trente coups si tu te tais ». Ikkyu, le « maître débauché » qui remit cette éducation en vigueur six cents ans plus tard au Japon a écrit dans un poème :
Nuage fou poussé par on ne sait quel vent fou,
Le matin dans les montagnes la nuit dans la ville,
J’use du bâton et du cri avec tant d’à-propos
que Rinzai et Tokusan en rougiraient de honte.
Notes :
1. Deux des « cinq maisons-sept écoles » constitutives de la tradition du chan.
2. Voir le chapitre consacré à Hakuin, note 2.
3. John Wu, L’âge d’or du zen, Éditions Marchal, Paris, 1980, p. 130.
Glossaire
Définition des mots marqués d’un astérisque (*) :
- Mondo : « question-réponse ». À l’opposé de toute discussion intellectuelle, le mondo est un échange i shin den shin (de coeur à coeur) entre maître et disciple.
- Vinaya : école du bouddhisme qui insiste particulièrement sur la stricte observance des règles codifiant tous les gestes et les comportements.
Extrait du livre : Pèlerinage chez les maîtres éminents
Peintures de Reikai-Vendetti, textes de Luc Boussard
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